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Le fleuve.

Quand on cherche du travail, on passe par différentes phases, qui ne sont pas complètement si éloignées des célèbres phases du deuil.
D’abord le déni : nan mais attends, j’ai un cv en béton. Ca va aller très vite.
Puis, la négociation. Bon. Attends, je m’inscris sur TOUS les sites, je postule à TOUTES les annonces… ça va aller vite, non ?
Puis, la colère. Hé ho j’en ai marre de toutes ces annonces, de ma boîte mail qui se remplit de 183 notifications de sites par jour, des spams linkedin ! Ca suffit hein !
Je passe sur la phase dépression, qui parle d’elle-même.

Et enfin, l’acceptation. On nage avec des milliers d’autres candidats dans le grand fleuve des annonces, en tentant de s’accrocher à la moindre bouée, au moindre template de CV vraiment canon, au contact de contact qui a un super plan, ou au mindset vraiment proactif, si si juré, à bloc ! Et on essaie de ne pas se laisser submerger.

Je ne sais pas encore trop dans quelle phase je me situe, mais même dans les moments de colère, j’essaie de trouver des pépites de franche rigolade, comme ce site qui m’envoie systématiquement des « matchings parfaits » tombés d’un camion douteux, de France Emploi-Pôle Travail qui me propose des reconversions exotiques, ou des annonces trouvées au fil des sites qui mériteraient d’être encadrées tant elles sont ubuesques.

En essayant de mener ma barque (je file la métaphore, mais j’en ai assez de nager, j’ai trouvé une barque ! Et de ce fait, je rame, évidemment) vers les lacs de mes compétences, à savoir la communication visuelle, j’ai eu des surprises aussi hilarantes que :

– Devenez RH dans la fonction publique ! 10 ans d’expérience exigés. (via Indeed. Matching parfait, qu’ils disaient)
– Devenez réparatrice de vélos ! (via France Travail. Je ne sais pas pourquoi. )
– Devenez porteur funéraire ! (via France Travail encore. Petit détail croustillant : avec tout le respect que je porte aux métiers du funéraire, je sais que le poste spécifique de porteur n’est pas ouvert aux femmes. En ce qui concerne ma musculature légendaire c’est clairement mieux)
– Devenez community manager (Hooo ! Youpi) pour une boulangerie dont vous serez également la vendeuse (Ha bon ?), la manager d’ équipe (Pardon ??) la gestionnaire RH et de paye (Heinnnn ???).
Anglais bilingue et russe parfait exigés (Ha. Dommage, quelle belle opportunité que je me dois de décliner, car je ne parle pas Russe.)  Diplôme hôtelier exigé. (Ha ben là je suis effectivement hors course. Quel dommage, vraiment)

Je choisis d’en rire, mais parfois j’ai l’impression que ma barque prend l’eau.

Et puis il y a les nouveautés.
Les « cliquez ici et échangez avec notre chatbot pour valider votre candidature »
Okay, bonjour Chatbot. Je vais te répéter ce qui est déjà dans mon cv et ma lettre de motivation, mais peut-être que tu aspires plus vite les données privées si je te les fournis directement, hihi.

Les « veuillez répondre à ces quelques questions » qui se transforment en tests de personnalité dignes de la plus grande époque de Facebook (je dirais bien 2009).

Hier, j’ai même eu le plaisir de devoir être « évaluées » sur un test online ma foi pas piqué des hannetons, non seulement il était très long, mais il était aussi un chouïa éprouvant.

J’vous raconte.

La première partie, soyons honnêtes, était un test de QI.
Ceci est une forme, si elle tourne d’un quart de tour, à quoi va-t-elle ressembler ?
Quelle est la phrase identique à celle écrite dans la première bulle ?

Je m’exécute, mi-amusée mi perplexe, avec une toute petite pointe de vexation au fond de mon âme. Si jamais j’échoue, oseront-ils me le dire ?
« Bonjour, nous avons le regret de devoir décliner votre candidature, du fait de votre profonde stupidité ? »

La deuxième partie est un test de VRP. Méthodes de prospect, de convictions et de vente.
Admettons, mais ça n’a jamais fait partie de mon métier, à moi…
Je réponds de mon mieux, en éludant les propositions tellement agressives qu’elles me ferait fuir, moi, en tant que cliente, et à toutes jambes encore.
Ai-je bien fait ?

Le saurai-je un jour ?

Car dans le fleuve de la recherche d’emploi, c’est bien l’écume du vide qui pique le plus les yeux : prendre des heures pour répondre et ne jamais avoir de retour.
Les fantômes des candidatures perdues à jamais dans les limbes de l’oubli.

J’espère amarrer bientôt ma jolie barque sur une berge qui sera sans nul doute joyeuse (et proactive).
En attendant, je rame sans faillir, et au moins en rigolant souvent des écueils aux formes les plus ubuesques.


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Inktober 2023 – 19 – Tarot

Encore une soirée de divination interminable, grogna Mizeven en s’étirant aussi longuement qu’il pouvait, et ça n’était pas peu dire. Il s’était fait une réputation de chat liquide, tant il pouvait étendre ses membres et courber le dos en une longue ligne noire et touffue, jusqu’à ressembler à un serpent à plumes, ou à un furet crevé, selon qu’on demandât à sa sorcière préférée ou au vieux Jacob, qui le soupçonnait de lui faire disparaître des poules plus souvent encore que Frère Goupil. Sans preuve aucune, bien sûr.
– Ca paye bien, la divination, vieux grincheux, lui souffla Diwana avec une caresse entre les omoplates.
– Ksss… Tu deviens vénale, maintenant ?
– J’ai besoin d’un nouveau chaudron.

Mizeven s’assit et prit un air menaçant. C’était son air par défaut. Il aimait l’effet que ça produisait sur les esprits simples, c’est à dire les bourgeois qui venaient consulter Diwana pour des âneries.
Autant les paysans étaient pragmatiques-problèmes de dos, de cors aux pieds, de récoltes ou d’épousailles- autant les seigneurs… Que dire ! Ces messieurs venaient débourser de bons gros écus bien brillants sans même les compter, uniquement pour savoir si la Grande Histoire retiendrait leur nom, si un jour la place du Grand Nord porterait leur statue, ou si l’immortalité couronnerait leur gloire à la bataille. Sauf qu’il n’y avait plus tant de batailles depuis cinquante ans, et qu’ils n’avaient de mérite que de ne jamais s’être tiré de flèche dans les fesses. Et encore, certains en étaient probablement capables. Des génies.
Et c’était pour ces benêts tout gonflés de pâtisseries aux amandes et de fatuité que Diwana revêtait un turban et d’innombrables fanfreluches, à la première lune noire de chaque saison.
Evidemment, ils étaient tous tellement idiots qu’elle aurait pu leur raconter n’importe quoi.
Mais non.
Diwana était aussi honnête que sorcière. Elle travaillait avec amour et efficacité.
D’ailleurs, ce rendez-vous avait été inscrit dans son contrat officiel avec le seigneur Sanglev, sur les terres duquel elle était installée.
Ca n’était pas le pire des seigneurs du Nord. C’était bien l’un des moins énervés, déjà. Son nom avait été inventé de toutes pièces par son arrière-grand-père qui trouvait probablement que son patronyme était trop peu impressionnant, mais sa descendance n’avait que peu honoré ce choix. Bien peu de levs avaient vu leur sang couler sur ces terres. Ils y vivaient plutôt des jours heureux, bien cachés dans les rocheuses, à boulotter un mouton de temps en temps, comme une offrande des villageois, qui à leur tour, embrochaient l’un des leurs par saison, pour les peaux. Un bel équilibre en somme. Dans tout le monde connu, les terres Sanglev du Nord avaient la réputation d’être dures, hostiles, et peuplées de fiers guerriers bourrus. En vérité, ils n’étaient ni si fiers, ni si guerriers. Ils étaient bourrus, ça pour sûr.

On cogna à la porte. Rajustant son turban, Diwana lança « Entrez! » d’une voix suave. Une femme en très beau manteau entra, laissant échapper une mèche de cheveux d’un brun luisant de son immense capuchon. Elle posa une bourse d’un cuir si fin et travaillé, qui devait valoir plus que son contenu, sur la table. Diwana sourit, prit la bourse, l’ouvrit, prit un écu, puis la main de la femme, lui déposant sa bourse dans la paume avec douceur.
– Nul besoin de tant de richesse, Milaydame. Venez donc par ici.

Elle installa son invitée sur sa plus belle chaise – pour peu qu’une chaise soit belle. Ca manquait de coussins, de l’avis de Mizeven, qui sans avoir des goûts de luxe, n’avait rien contre un peu de velours par-ci par-là. Diwana s’assit et étala sur la table ses superbes lames de tarots qu’elle avait peintes elle-même. Ses yeux étaient à présent brouillés d’un voile blanc, le voile du voyage, celui qui permet aux mille reflets des avenirs et des passés d’apparaître aussi clairs qu’une seconde de présent.
-Posez-moi votre question. Nous trouverons la réponse.


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Iinktober 2023 – 15 – Landscape

Landscape

Bjorn courait trop vite. C’était vraiment injuste de sa part, se disait Sven, haletant dans les traces de son frère sur la piste enneigée. Déjà c’était son idée à lui, et puis il avait fait le guet, alors que Bjorn commençait à ronfler comme un morse.
-Attennnnnds ! siffla-t-il entre ses dents, essayant à la fois d’être discret et d’être entendu, et d’apitoyer un peu son grand frère sans pour autant être un pleurnichard. Délicat équilibre dont il usait d’ordinaire sans modération, mais dans la nuit et la poudreuse tout était moins évident.

Bjorn ralentit. La lumière crue de la torche le faisait paraître encore plus grand que d’habitude. Il était le plus massif des enfants du village et il en était très fier. Ses yeux et son sourire brillaient de malice.

– Alleeeeez ! on y est presque !

Sven eut une petite seconde – rien qu’une seconde ! de recul. Il fallait quitter la piste. En pleine nuit. Dans la neige. Ours, lynx, loups et monstres dansèrent une ronde endiablée dans son esprit l’espace d’un instant, griffes étincelantes, crocs luisants, yeux incandescants.
Son frère lut son inquiétude.
Contre toute attente, il s’approcha et entoura les épaules de son petit frère d’une étreinte bourrue.
– Sois pas bête. Les ours dorment, on a aucune meute de loups en vue et les lynx ont peur des torches.
– Et les esprits ?

Sven sourit d’un air entendu et sortit de sa bourse un talisman en os sculpté.
Aucun risque. On est protégés.

Bjorn se sentit rassuré par la confiance de son frère. Il était si sûr de lui, si calme. Si grand. Il devait avoir raison comme toujours.
Ensemble, ils avancèrent dans la forêt, qui se densifiait à chaque pas. Le lac n’était pas loin si l’on suivait la piste mais pour avoir une vue sans comparaison possible, il fallait monter sur une petite crête rocheuse, à la lisière de la forêt.

Quand les arbres se firent plus espacés, le ciel sembla s’ouvrir en grand. Des nuances de violet et de vert commençaient à se dessiner, ondoyantes écharpes de lumières magiques, reflets des armures des Valkyries chevauchant avec Odin.

Les deux garçons s’installèrent derrière un rocher. Bien isolés sur la peau de renne, ils se serraient l’un contre l’autre, le nez dépassant à peine de la crête, se faisant tout petits. De la patience, et rien d’autre. Enfin, peut-être pas rien. Sven sortit de son escarcelle une galette qu’ils partagerent avec gourmandise, retenant des rires de plaisir.

L’apparition ne fut pas soudaine.
L’eau frémissait, ondulait comme à son ordinaire, mais très doucement elle sembla trembler un peu plus. Des cercles se formaient à la surface, disparaissaient, se reformaient.
Enfin, une longue ombre noire émergea. Une tête effilée aux yeux sombres, des cornes fines et acérées. Un corps serpentant dans l’eau avec une délicatesse telle qu’on aurait cru une danse. Après des tours et des boucles, il s’ebrouait, jouait avec l’onde, se faufilait.
Par moments il levait son museau fuselé vers les aurores boréales, dans un balancement de serpent charmé.
Il poussait alors un chant long et cristallin, plaintif et résonnant, auxquel les ondulations des lumières du ciel répondaient, scintillantes.

Les deux garçons restèrent serrés, blottis, les yeux écarquillés d’émerveillement. Ils n’osaient bouger, leur respiration s’était synchronisée, lente et profonde, pour ne pas faire de petit nuage de buée. Ils ne bougèrent pas même quand le dragon disparut dans les profondeurs de l’eau noire. Ils attendaient encore un petit moment, une seconde, une dernière, une toute toute dernière, n’osant ni l’un ni l’autre briser le silence et sonner l’heure de rentrer.

Ce fut Bjorn qui prit l’initiative d’un léger coup de coude dans les côtes de son grand frère.
Ils se levèrent silencieux, souriants à n’en plus pouvoir.
Sur le chemin du retour, Sven remit son bras sur l’épaule de son frère.
Et ils rentrèrent ainsi enlacés.

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Inktober 2023 – 11 – Introverti/extraverti

« Et il advint enfin que mes recherches scientifiques, résolument orientées vers le mysticisme et la transcendance, me révélèrent en pleine lumière la guerre perpétuelle que se livraient les deux parties de mon être. Chaque jour qui passait, je m’approchais, tant par la voie morale qu’intellectuelle de mon esprit, de cette vérité dont l’intuition m’a voué à l’épouvantable naufrage qui me menace aujourd’hui : à savoir que l’homme n’est pas un, mais double en vérité. »

Stevenson- L’étrange cas de Dr Jekyll er Mr Hyde.

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Inktober 2023 – 11 – Introverti/extraverti

« Et il advint enfin que mes recherches scientifiques, résolument orientées vers le mysticisme et la transcendance, me révélèrent en pleine lumière la guerre perpétuelle que se livraient les deux parties de mon être. Chaque jour qui passait, je m’approchais, tant par la voie morale qu’intellectuelle de mon esprit, de cette vérité dont l’intuition m’a voué à l’épouvantable naufrage qui me menace aujourd’hui : à savoir que l’homme n’est pas un, mais double en vérité. »

Stevenson- L’étrange cas de Dr Jekyll er Mr Hyde.

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Inktober 2023 – 9 – Parenté

Parenté

Une brique. Un bunker. Une prison. Une boîte à chaussures. Moches, les chaussures. Une brique Duplo. Un…

La longue liste de métaphores qu’egrenait Estelle fut coupée par le crissement des pneus sur les graviers de l’allée. Le majordome ralentit, garant au milimetre près la rutilante berline devant la grande porte de la brique-du Manoir Granstag.

On aurait pu passer par la cuisine, grogna Estelle en guise d’ultime tentative de rébellion. Un silence accompagné d’un simple sourcil levé lui répondit. André ne faisait jamais de commentaire, même à ses longs monologues teintés de mauvaise foi.
Elle remercia quand même le majordome qui lui ouvrait la porte, la grande et lourde porte qui se refermait déjà sur l’espoir de passer un bel été.

Estelle ne passa qu’un court moment dans sa chambre. Elle ouvrit une valise, sortit son ordinateur, quelques livres. Elle se sentait déjà comme une lionne en cage.

Elle fit sans joie une ronde à travers les pièces trop grandes et trop vides de cette bicoque aussi luxueuse que chiante. Ah oui, c’était beau, des tentures, des tableaux, des machins. Du foutoir. Des conneries.

Elle erra encore un moment dans les couloirs interminables au plafond trop haut, marmonnant encore pour le plaisir de la râlerie quelques métaphores parallélepipèdes.

Enfin elle poussa la porte de la bibliothèque.
Elle effleurait du doigts les superbes volumes reliés de cuir, les albums anciens, archives magnifiques et dérisoires.

Elle se laissa tomber dans un immense fauteuil en cuir vert anglais. Elle avait à fois envie de mettre le feu à la baraque et de pleurer.

Estelle sentit la honte chauffer ses oreilles. Oui bon. Ingrate, ça c’était bien établi. Elle aurait préféré « pétrie de contradictions », mais l’ennui dans une conversation avec soi-même c’est qu’il est plus difficile d’adoucir la vérité avec des euphémismes et des omissions.

C’est ta faute tante Gerda.
C’est nul ici sans toi.
Je m’emmerde.

Ça c’est la quintessence de la mauvaise foi : accuser les absents.

Son abattement se changeant -comme tous les ans- en résignation, elle tira la tenture qui cachait l’immense cadre aux dorures grandioses, outrancieres, enfin classiques.
Dans cet écrin de trois mètres de haut, l’arbre généalogique familial se dressait vers le ciel en faisant danser des branches tentaculaires dans un éventail impressionnant.

Estelle n’arrivait même pas à distinguer son propre nom, qui était bien trop haut pour son regard. Il devait être la haut à côté de la colombe bleue, où alors peut être à côté des cerises ? Enfin ça n’avait que peu d’importance. C’était la fin de l’arbre, ça c’était une quasi certitude à présent. Elle laissait perdre son regard dans les lianes et les fleurs, entre les racines, les bourgeons, les prénoms d’un autre âge, l’arrière grand oncle Abélard et sa cousine Scolastique. Si si c’est un prénom. Vérifiez.

Mais son regard errant essayait à tout prix de ne pas croiser le chemin des traits traçant les yeux doux de tante Gerda. Même l’austérité de la plume et de l’encre ne parvenaient pas à altérer la sérénité, la bonté et la tendresse que degageait son visage. De Tante Gerda n’avait jamais emané que sourire et amour. Malgré ses regrets, les enfants quelle voulait tant et qui n’avaient jamais couru dans ces couloirs, jamais elle n’avait cédé, ni a l’aigreur ni a la jalousie. C’en était désespérant : du fond de sa colère Estelle avait parfois cherché en secret un mauvais souvenir. Un défaut, une tache, un éclat dans la porcelaine.
Rien. Tante Gerda était un ange, au sens figuré comme propre, puisqu’elle dansait à présent sa polka préférée avec ce connard de Saint-Pierre, qui avait décidé de la rappeler bien trop tôt par pure mesquinerie. Même en pensée, Estelle n’osa pas le blasphème, mais c’était à deux doigts.

Bien que la colère et le désespoir furent des projets assez tentants, elle se rendait bien compte qu’elle n’arriverait pas à les faire durer un troisième été. Elle qui s’était tant juré de ne jamais adhérer à la fameuse cinquième phase du deuil, l’acceptation, quelle horreur ! elle devait bien admettre que la rage n’était plus aussi flamboyante qu’au premier jour.
Ça n’était pourtant pas faute d’essayer de l’entretenir.

Malgré tout, toujours plantée devant l’immense tableau, elle se laissait gentiment gagner par la nostalgie, ses pensées s’envolaient. Elle se prenait même à oser les laisser vagabonder jusqu’à la lisière de cet horrible idée : faire des projets.
Elle passa ses mains dans ses boucles brunes, les tirant en arrière.

Estelle soupira.
Tante Gerda, tu es en train de gagner.
Elle se retourna, alla tout droit vers le lourd bureau de la bibliothèque et ouvrit l’annuaire à la page des foyers d’accueil.

Tu voulais des enfants ? On va en trouver.
André va avoir besoin de collègues. Je vois bien une vingtaine de chambres.

On va mettre un peu d’action dans cette brique.



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Inktober 2023 – 8 – Stillness

Stillness / yeux fermés

La bougie fondant lentement lançait par les trous de la citrouille découpée grossièrement des éclats de topaze et de cornaline sur les poutres de bois.
Un encens mal défini, trop sucré et trop dense, emplissait la pièce d’un parfum de cannelle et de girofle, et sa fumée trop épaisse peinait à monter, brouillant les contours d’un mobilier lourd et rustique.

Mizeven s’étira, plantant au passage ses griffes blanches dans la paillasse de lin. Ses yeux plus jaunes qu’un soir de juin miroitaient dans la pénombre. Bien que sa compagne humaine fût une sorcière aguerrie, il tenait à superviser la cérémonie du soir des Morts.

Diwana était assise en tailleur, par terre, au milieu du cercle de sel. Les sigils idoines avaient été tracés à la craie et au charbon, les bougies placées, les formules récitées.
Ses yeux clos, au milieu de son visage impassible, semblaient deux traits de pinceau sur une toile vierge.
Il était presque étrange pour la sorcière la plus enthousiaste de tout le comté du Nord d’afficher autre chose qu’un sourire béat sur son visage, se dit Mizeven. Non que cela lui manquait, au contraire, ça lui faisait des vacances ! mais c’était toujours un peu perturbant.
Diwana avait été une initiée exceptionnelle, une débutante déterminée, et avait gravi les échelons si vite qu’elle avait été catapultée sorcière tout ce qu’il y avait de plus officiel avant ses vingt-cinq ans, ce qui était plus que rare. C’était respectable. Mais c’était une excentrique. Déjà elle était toujours contente. Et en plus, elle chantait.
A sa prise de poste de familier, Mizeven avait tenté de protester, mais en vain. Sa sorcière chantait du soir au matin, d’épouvantables ritournelles à l’eau de guimauve, où d’insupportables princesses étaient sauvées
par d’exaspérants princes en collants de velours, tout cela baignant dans des métaphores florales d’un goût douteux que les auteurs ne comprenaient probablement pas dans leur entièreté. Non vraiment, tout cela était irrégulier. Peu de gens savent que les chats ont des principes, et bien sachez que les chats de sorcières en ont encore plus. A commencer par le fait de ne pas faire ses griffes sur les grimoires : il y au des précédents.

Mais malgré la réprobation musicale de son chat, Diwana était une sorcière efficace et respectée, et leur collaboration se déroulait de façon fort agréable. Il faut dire que la petite cuisinait bien.

Diwana respirait à peine à présent. Sa poitrine ne se gonflait plus que de longues et lentes secondes, presque imperceptiblement. Sa tête oscillait en douceur, se releva. De sa bouche entrouverte s’échappa un filet de brume éthéré.

Elle est passée.

Mizeven se roula en boule sur les genoux de sa sorcière, au milieu du cercle. Elle reviendrait au premier rayon du soleil, quand la rosée eteindrait la bougie et ajouterait aux parfums de potions et d’encens ceux de la cire brûlée et d’un jour nouveau.

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Inktober 2023 – 7 – Nostalgie / Souvenirs


Prenez les pommes. Pour combien de malheureux les pommes sont des fruits d’une banalité sans nom, vaguement associés à la compote de la cantine, et peut-être rien d’autre ? Quelle tristesse.
Pour certains, qu’on les dise chanceux, bénis, veinards ? Enfin pour quelques heureux élus, les pommes sont des voyages dans le temps et l’espace. Les pommes acides, âpres, imbouffables ! de la ferme de Mémé… dont elle faisait une gelée incroyable. Une gelée souvent trop dure, dont les morceaux luisant comme des éclats d’agate dorée fondaient sur les crêpes posées à l’avance sur le poêle à bois, et ce mélange craquant et sucré embaumait la cuisine un peu sombre de la ferme. Après le goûter nous irions rentrer les vaches, insigne honneur dont nous étions si fiers, suivre le troupeau un petit bâton à la main, vers les trayeuses.  Il m’a fallu longtemps avant de comprendre que les vaches connaissaient le chemin et que notre surveillance était tout à fait décorative.

Et les légumes ? Vos légumes à vous sont-ils de simples poireaux, carottes, destinés à la soupe ou au pot au feu ? N’ont ils jamais dansé au clair de Lune après le marché de Potinville ? Vos salsifis ont-ils un jour valsé sans bruit ?

Connaissez-vous l’histoire du herisson qui allait chez le coiffeur ?

Un crapaud vous évoque t il une nuit limpide, et un bois qui au loin semble un géant qui dort ?

Quelle chance vraiment que tant de souvenirs joyeux aient émaillé mon enfance. Quels merveilleux cadeaux que les récits des bals populaires, des chansons, même des rires à l’usine de conserverie. Le chalutier. Les vélos. Les mobylettes à travers champs. Le pensionnat catholique ici, le grand-père communiste là, 1968, 1981.
Les avions. La loge de concierge rue du Temple chez les uns, la ferme et son cheval de trait chez les autres.

Quelle émotion d’avoir quelques bribes de Guerre d’un autre temps, de faire partie des rares porteurs de cette memoire qui aujourd’hui fait tant défaut.

Tous ces privileges se promènent à présent dans mes bagages, et je les emmène partout où je vais.

J’ai envie d’ouvrir mes valises et de partager à ceux qui en auraient envie ces milliers de petites histoires toutes si charmantes, toutes si belles, tous ces gens merveilleux que je n’ai pas connu, et qui pourtant sont bien là auprès de nous.
A moi de disséminer ces trésors à l’avenir.
Faisons des échanges, racontez-moi. Ouvrez vos bagages !